V
 
Les grandes oreilles

Ma carrière aurait pu se poursuivre normalement jusqu’à une retraite espérée. Mais je ne désirais pas m’engouffrer dans cette voie.

En 1975, le directeur des RG me fait la tête. Je déteste ce genre de situation ambiguë qui crispe les caractères et assombrit les esprits. Je demande donc à le voir…

— Il y a manifestement quelque chose entre vous et moi qui passe mal. Je sens une froideur, une évolution de votre comportement à mon égard. Est-ce que j’ai fait quelque chose qui vous aurait déplu ?

— Pas du tout…

— Monsieur le directeur, il y a quelque chose que vous ne voulez pas me dire…

Il ouvre son tiroir et me sort une carte de visite.

— Vous connaissez ce monsieur ?

Je regarde, je lis un nom qui m’est inconnu, un haut fonctionnaire de la direction générale de l’administration au ministère de l’Intérieur…

— Non, je ne le connais pas.

— Mais lui veut vous connaître, alors allez le voir.

J’appelle l’inconnu :

— Ah, monsieur Massoni, voilà plusieurs jours que j’attends votre coup de téléphone ! me répond une voix suave à l’autre bout du fil.

J’arrive à la direction de l’administration où l’on me tient ce discours :

— Monsieur le commissaire, le ministre a pensé que le moment était venu de nommer un commissaire de police sous-préfet, je dois vous dire que l’on a pensé à vous… J’attends que vous me disiez quelle est votre réaction.

— C’est une décision importante, qui me fait honneur. Mais je dois en parler à ma femme…

— Oui, oui, bien sûr, donnez-moi votre réponse demain.

Le lendemain, je suis retourné le voir et je me souviens de ce que je lui ai dit, après l’avoir à nouveau remercié.

— Le poste que vous semblez me réserver me paraît très intéressant, mais je crois savoir que je plafonnerais au grade de sous-préfet et n’irais pas plus loin…

— C’est déjà très beau, monsieur le commissaire.

— C’est très beau, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse.

— Alors, quelle est votre réponse ?

— Ma réponse est négative, sauf si à l’instant vous me dites que vous allez saisir le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, d’une demande que je formule d’être affecté en Haute-Corse, où l’on crée un nouveau département et où l’on a besoin d’un directeur de cabinet. Pour mon pays, je le ferais volontiers… Et cela me donnerait le sentiment d’apporter une contribution personnelle à la Corse.

— Mais enfin, monsieur le commissaire, vous n’y êtes pas du tout ! Nommer un Corse en Corse, c’est impensable !

— Dans ce cas-là, je décline votre proposition, avec regret.

Il fait une drôle de tête ! Nous sommes en juin 1975, nul ne veut encore nommer un Corse en Corse, mais le drame d’Aléria survient deux mois plus tard : deux gendarmes sont tués dans l’assaut donné à une ferme qu’occupent des séparatistes, et des incidents graves ont lieu à Bastia. Alors le gouvernement change de position et cherche partout des Corses pour les nommer dans l’île, en espérant qu’ils parviendront à apaiser la situation.

À ce moment, Jean Paolini, directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur, m’appelle :

— Alors, comment ça va, chef ?

— Mal, très mal, tout cela me rappelle l’Algérie… Je vois en Corse tous les jeunes l’oreille collée à la radio, il règne un très mauvais climat. Il faut très vite nommer un préfet qui arriverait avec la connaissance du pays et de la langue, un préfet corse.

— Qui voyez-vous ?

— Jean Riolacci.

— Ah bien, voilà, c’est bon, c’est ça, exactement mon idée !

Et ils l’ont nommé : depuis cent cinquante ans, la Corse n’avait plus connu un préfet natif de l’île ! À peine arrivé sur la terre corse, Jean Riolacci a pris la parole en des termes qui ont apaisé les tensions, au moins provisoirement.

 

En cette année 1975, ma traque de tous les terrorismes devait laisser place à une semi-année sabbatique un peu particulière : j’allais retourner sur les bancs de l’école. À 39 ans ! Intégrer l’Institut des hautes études de défense nationale constituait pour moi une chance et un honneur puisque nous étions plusieurs centaines de candidats pour environ soixante-dix places seulement. Cet institut, voulu par Léon Blum en 1936, représentait, et représente toujours, rien de moins que le mariage heureux de la nation et de son armée, avec le développement de ce concept essentiel : envisager la défense de notre pays dans ses aspects les plus larges possibles, aussi bien civils que militaires, économiques que culturels.

En fait, il s’agissait d’éviter aux futurs cadres une vue univoque pour leur procurer une vision latérale qui mêlait la sécurité de défense, la sécurité intérieure et la sécurité civile. Le choix des auditeurs correspondait d’ailleurs à cette optique globale : on y trouvait un tiers d’officiers « généralisables » – c’est-à-dire susceptibles d’être nommés généraux –, un tiers de civils exerçant des responsabilités importantes au sein de grandes entreprises du secteur privé et un tiers d’administratifs désignés par leur hiérarchie, les meilleurs disait-on, ceux en tout cas qui semblaient appelés à devenir les cadres de la haute administration.

Pierre Schwed, président des auditeurs de l’IHDEN, m’avait vivement conseillé de « faire l’Institut » et avait soutenu ma candidature. Avec son épouse Edel, ils organisaient dans leur belle propriété des environs de Paris des réunions d’information pour ceux qui auraient un jour à exercer le pouvoir. J’y participais et y rencontrai de futurs ministres de la Défense, notamment, que l’on éclairait discrètement sur certains sujets, l’armement nucléaire et son importance par exemple.

Année sabbatique peut-être, mais année dense certainement puisque nous exercions toujours nos fonctions. Deux matins par semaine, nous nous retrouvions « en classe » avec nos devoirs faits : pièces à distribuer, exposés à préparer, voyages à étudier – le reste du temps nous étions « sur le terrain », dans nos administrations d’origine. L’expérience que j’avais pu acquérir dans le contrôle des mouvements « révolutionnaires » et dans le suivi des mouvances terroristes intéressait mes condisciples et je me suis efforcé de leur transmettre le plus clairement possible mon acquis du terrain.

La camaraderie, le tutoiement obligatoire, la compétence générale, la cordialité de l’encadrement, tout ceci constituait un mélange original sur le plan humain, riche sur le plan intellectuel. Ensemble, nous sommes partis à Berlin, alors divisé entre Est et Ouest, nous avons franchi le Checkpoint Charlie afin de passer brièvement de l’autre côté, le temps d’être suivis de près par de soupçonneux personnages à l’allure patibulaire. Nous sommes allés aussi à Khartoum, où nous avons été reçus par le président soudanais dans une ambiance encore un peu coloniale. En Irak, à Bagdad, nous avons visité le musée d’Antiquités, une pure merveille, qui n’existe plus, hélas… Saddam Hussein était alors vice-président de la République, et j’ai cru comprendre qu’il y avait alors une petite friction entre son pays et la France, ou peut-être l’avait-il inventée pour nous faire passer un message de mise en garde. Quoi qu’il en soit, il nous avait fait attendre plus de deux heures dans une salle de réunion avant de daigner venir nous saluer. Saddam s’est assis sans nous faire signe de nous rasseoir, il nous aurait aussi bien laissés debout, ça ne le gênait pas… C’est le général Etcheverry, directeur de l’Institut, qui nous a fait signe de reprendre place. Sur un ton violent, agressif, désagréable, notre hôte nous a tancés, adoptant une attitude comminatoire tout à fait déplaisante.

— Que faisons-nous ? nous sommes-nous demandé entre nous.

Parmi nous se trouvait le dirigeant d’un groupe de presse français important.

— L’attitude qu’il a vis-à-vis de notre pays est scandaleuse ! Je vais passer un coup de fil à Paris pour en faire parler !

— Je te conseille plutôt de laisser tomber, lui ai-je suggéré. Ça ne ferait que donner une portée supplémentaire à l’attitude qu’il a eue et aux propos qu’il a tenus, dont tout le monde se moque…

— Au fond, tu as raison, a-t-il conclu.

On nous a invités à rentrer à notre hôtel et l’on nous a annoncé que l’on viendrait nous chercher à 20 h 30 pour aller dîner. À l’heure dite, nous avons été conduits sous une grande tente où nous devions prendre notre repas, assis en rond par terre… Nous voyions les plats s’amasser devant nous, une débauche de nourritures d’une richesse extraordinaire, mais personne ne venait servir ! Vers 23 heures, nous nous demandions encore si nous allions manger. Alors, nous avons passé le mot entre nous : on ne mange pas, on n’a pas faim.

C’est ce qu’on a fait. Nous sommes rentrés à l’hôtel et avons dormi le ventre vide. Telle a été notre manière de protester contre un accueil indigne.

 

En définitive, j’aurai passé dans cet institut l’une des meilleures années de ma vie administrative mais, en avril 1976, tout allait changer… Une nouvelle mission, passionnante, devait m’être confiée. Jérôme Monod, directeur de cabinet de Jacques Chirac, alors Premier ministre, recherchait un collaborateur capable d’assurer la coordination et la synthèse d’informations en provenance des divers services de renseignements : Police nationale, direction de la surveillance du territoire, Renseignements généraux, préfecture de police, service de documentation extérieure et de contre-espionnage… Je lui avais été présenté par le capitaine Michel Roussin que j’avais connu à Alger où nous avions été sous-lieutenants ensemble au mess des officiers du square Bresson – il avait pris du galon ! Au mess, on savait quand Michel arrivait : toutes les femmes tournaient la tête vers lui. Mon nom lui avait été cité par les préfets Jean Paolini et Pierre Somveille sous les ordres desquels j’avais servi, et je fus ainsi convoqué à Matignon un samedi matin.

Je trouvai Jérôme Monod vêtu d’un blazer bleu et d’un pantalon gris – tenue élégante de week-end, comme je devais le constater par la suite. Entretien approfondi, questions précises, courtoisie de rigueur. Le directeur de cabinet me demanda notamment mon sentiment sur la manière dont avait été présentée à l’opinion une récente décision prise par le gouvernement.

— Si la décision n’est pas contestable sur le fond, sa présentation publique n’a manifestement pas été à la hauteur de l’importance de l’événement, répondis-je.

— Je crois que nous nous reverrons, dit-il alors.

Effectivement, quelques jours plus tard, le général Etcheverry entrait en coup de vent dans le grand amphi de l’École militaire et me faisait signe de le rejoindre :

— Je suis très heureux de vous annoncer que vous entrez au cabinet du Premier ministre ! Vous restez à l’Institut, mais vous rejoignez Matignon cet après-midi.

C’est ainsi que j’ai connu Jacques Chirac. Je découvris un homme exceptionnel, chaleureux, simple, ayant une grande vitesse de raisonnement et une capacité à prendre très rapidement des décisions. J’appris surtout à connaître un personnage profondément humain, ayant un sens aigu du management. Voilà une personnalité qui n’a jamais réprimandé l’un de ses subalternes, qui ne manque jamais d’adresser à chacun un mot personnel, attention touchante qui le rend extrêmement sympathique.

Ma mission me fut donc précisée par Chirac lui-même et par son directeur de cabinet : je devais être en liaison avec les services pour une surveillance étroite de l’application de la tutelle du Premier ministre sur les moyens d’interceptions téléphoniques administratives, autrement dit les écoutes, les grandes oreilles ! Je devenais conseiller du Premier ministre pour les questions de sécurité et de renseignement.

Tous les problèmes de terrorisme et toutes les questions d’insécurité nationale et internationale étaient dans notre collimateur. Le terrorisme d’extrême gauche, mais aussi les séquestrations d’autorité civile ou les risques de graves menaces de trouble à l’ordre public nous concernaient, rien ne nous était étranger, tout était susceptible d’être saisi et commenté à l’attention du Premier ministre.

 

Dans notre jargon, les interceptions de sécurité étaient désignées par un terme générique : les « zonzons ». Très précisément, les zonzons désignent les petits écouteurs que l’on se colle dans les oreilles. Plus largement, on donnait deux sens à ce mot : celui du contrôle des communications téléphoniques et celui de la sonorisation d’un appartement. Dans l’aménagement de tel intérieur, un ouvrier spécialisé dans la pose du zonzon peut se glisser et dissimuler un micro à peu près invisible qui transmet le moindre bruit, la moindre parole à cinquante ou cent mètres. Les personnes chargées de l’écoute se trouvent devant l’immeuble, cachées dans une camionnette de déménagement ou de transport de fruits et légumes. L’essentiel reste évidemment de ne pas se faire remarquer, de passer inaperçu à l’arrivée et au départ.

En fait, les zonzons étaient notre hantise : il fallait autoriser ce qui devait l’être et interdire sans hésitation ce qui constituait un détournement de la réglementation. Nous n’avions aucun contrôle sur les moyens d’interceptions judiciaires, décidées par les magistrats et exécutées par des sociétés ne dépendant en aucune façon de l’État et au sein desquelles travaillaient des personnels d’origines diverses, souvent des retraités férus d’électronique.

Jadis, le dossier sensible des écoutes téléphoniques avait été traité d’une manière approximative : l’à-peu-près et le n’importe quoi régnaient dans les services, des salles d’écoutes plus ou moins clandestines, plus ou moins ignorées, exerçaient dans des conditions mal définies. À la préfecture de police, les écoutes se faisaient, disait-on, dans les profondeurs de la maison au bout de couloirs sans fin, dans une salle surnommée « le Nautilus », sans doute parce que tout cela remuait des eaux toujours profondes et parfois troubles.

Il avait fallu la ferme volonté du Premier ministre Michel Debré pour organiser les grandes oreilles de façon plus démocratique : sa fameuse note 1/E mit de l’ordre dans ce secteur particulier où se croisent liberté individuelle et sûreté de l’État. La réforme Debré conduisit donc à la création du Groupement interministériel de contrôle, le GIC, dirigé par un général issu des transmissions, dont l’activité était attentivement surveillée par Matignon.

À l’époque où j’ai été en fonction au cabinet du Premier ministre, Jacques Chirac d’abord, jusqu’en août 1976, puis Raymond Barre jusqu’à l’automne 1980, je suis resté extrêmement attentif à ce secteur de compétence. La « production » m’était communiquée et, avec mes deux adjoints, un commandant de police et un commandant de gendarmerie, nous nous montrions extrêmement soucieux de ne voir se commettre aucune dérive. Au moindre doute sur la légitimité et la légalité d’une « construction », c’est-à-dire d’une écoute, celle-ci était immédiatement suspendue et un compte rendu transmis au directeur de cabinet.

Chaque mercredi matin à Matignon, dans la salle du Conseil, une réunion rassemblait l’ensemble du cabinet. Chacun intervenait dans son secteur d’activité : projets soumis aux assemblées, prochains déplacements du ministre, préparation des discours, établissement des programmes, exposé de la politique gouvernementale et libres interventions sur la manière dont nous la percevions. Tout cela était à la fois intéressant et utile pour nous tous. Jérôme Monod possédait un véritable talent pour présider ces réunions, mais attention : il fallait obligatoirement maîtriser son sujet de manière parfaite, l’approximation et l’amateurisme étaient traqués et exclus ! Je me souviens d’une réunion d’arbitrage qui réunissait plusieurs représentants d’importants cabinets ministériels, Monod donnait successivement la parole à ceux qui venaient apporter le point de vue de leur ministre pour une réflexion globale. Avant de s’exprimer, l’un de ces hauts fonctionnaires crut bon de nous informer franchement de son incompétence :

— Monsieur le directeur, articula-t-il d’un ton humble et réservé, je me sens en difficulté pour intervenir. J’ai été prévenu au dernier moment et je ne connais pas bien le dossier…

Jérôme Monod ne se départit pas de son sourire, mais son index sévère désigna la porte :

— Au revoir, monsieur.

Le congédié resta tétanisé. Le directeur se fit alors plus précis, plus cassant :

— Je vous demande de vous retirer.

Le malheureux ramassa ses papiers et s’en alla.

— Ceux qui ne connaissent pas le sujet traité n’ont rien à faire dans mon bureau, conclut Monod.

 

Pendant ce temps, sur le plan politique, le temps se gâtait entre Jacques Chirac et le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. Chacun se demandait si le Premier ministre remettrait sa démission ou si le Président procéderait à un remaniement profond du gouvernement.

Au mois d’août 1976, je me trouvais pour les vacances à Évisa, mon cher village de Corse, et nous avons reçu à déjeuner Jérôme Monod, son épouse et leurs enfants.

— Dois-je abréger mes congés ? ai-je demandé au directeur de cabinet.

Il a souri et m’a encouragé, au contraire, à me reposer aussi longtemps qu’il me semblerait nécessaire. Manière de m’indiquer que rien n’était encore décidé à Paris. Mais les choses devaient évoluer très rapidement ; quelques jours plus tard, Jérôme Monod appelait chaque membre du cabinet à rejoindre la capitale sans délai ! Les vacances étaient terminées, l’heure de la rentrée sonnait pour les bouleversements attendus.

Bientôt, nous fûmes tous rassemblés dans la salle du Conseil de Matignon. Événement inhabituel, on vit entrer dans la salle deux membres éminents du cabinet, deux conseillers occultes, qui ne participaient généralement pas à nos réunions collectives : Marie-France Garaud et Pierre Juillet. La présence de ces deux « poids lourds » marquait bien la solennité du moment.

Enfin arriva Jacques Chirac. Debout, la gorge serrée, nous avons écouté son message, impressionnant sur le fond, apaisant et chaleureux sur la forme. Il nous indiqua qu’il venait de remettre sa démission au président de la République, qu’il poursuivait le combat politique pour le triomphe de ses idées. Déjà, des locaux avaient été loués… place du Palais-Bourbon, siège d’un nouveau mouvement politique.

 

Dans la cour du 57, rue de Varenne, l’arrivée de Raymond Barre, nouveau Premier ministre, et le départ de Jacques Chirac suscitèrent une émotion réelle chez l’ensemble du personnel. Les applaudissements couvraient des larmes furtives, l’époque changeait. Ce 25 août, plusieurs membres du cabinet qui avaient interrompu leurs vacances repartaient aussitôt. Pour ma part, je décidai de rester avec les membres du cabinet militaire : nous n’étions pas des politiques et avions pour mission première d’assurer la continuité des services.

Le dimanche matin suivant, je déjeunais rapidement d’un plateau-repas dans le bureau du directeur de cabinet en compagnie de l’officier de permanence, un colonel d’aviation. On entendit alors frapper à la porte et Raymond Barre entra. Nous nous sommes présentés et il nous invita à venir prendre le café dans le parc de Matignon avec sa famille. Nous avons emprunté l’escalier monumental pour accompagner le Premier ministre, son épouse, leurs enfants et les membres du cabinet du Commerce extérieur qui suivaient Raymond Barre dans sa nouvelle et haute fonction.

À peine étions-nous assis que je vis apparaître, courant dans notre direction depuis le pavillon de musique au fond du parc, une escouade de jeunes maîtres d’hôtel affectés au service intérieur, portant des objets non identifiés.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi une telle précipitation ?

— On apporte les sous-culs, me répondit dignement un membre du personnel.

— Les quoi ?

— Euh… les coussins qui doivent être placés sur les fauteuils métalliques.

Ce point important fut réglé rapidement dans la bonne humeur.

Un peu plus tard, le secrétaire général du gouvernement, Marceau Long, me fit connaître le souhait du Premier ministre de me voir le lendemain à 8 h 30. Pour quelle raison ? Il ne le savait pas. Ce lundi matin, Raymond Barre me reçut à l’heure dite et me posa successivement deux questions :

— En quoi consiste votre mission auprès du Premier ministre ? Et quels sont les dossiers sensibles que vous suivez actuellement ?

Au moment où je terminais mon bref exposé, l’huissier entra dans le bureau, un billet d’audience à la main.

— Faites-les entrer, souffla Raymond Barre.

Il accueillit le général Claude Vanbremeersch, chef de l’état-major particulier du président de la République, accompagné de son général adjoint.

Le Premier ministre me présenta. Le général me connaissait : n’avais-je pas participé naguère à des réunions auxquelles il assistait ou qu’il présidait ? C’était un homme de grande allure, qui imposait le respect par l’autorité qu’il dégageait naturellement, par la connaissance profonde qu’il possédait des dossiers, par la manière calme et précise dont il s’exprimait. Le Premier ministre me donna instruction de me tenir à la disposition du général et de répondre à toutes ses questions.

Le général, son adjoint et moi-même nous sommes alors rendus à mon bureau. Durant le trajet, il me précisa sa mission : une prise de connaissance et un contrôle complet du dispositif d’interceptions téléphoniques de sécurité. Avec l’accord du général Vanbremeersch, j’appelai depuis mon bureau l’officier de permanence au Groupe interministériel de contrôle, à partir d’un téléphone de couleur rouge… ce qui avait tout naturellement amené le chef du service à se voir attribuer le surnom de « Rackham le Rouge », manière de protéger son anonymat.

Ce jour-là, Rackham le Rouge était en congé et j’indiquai au colonel de permanence que j’allais me rendre à son service pour y accompagner une haute autorité. On imagine la stupéfaction du colonel lorsqu’il vit descendre de voiture le général Vanbremeersch lui-même. Après les avoir mis en contact, je demandai la permission de me retirer : la conversation entre le général et les techniciens du Groupement devait être totalement transparente, sans la moindre réserve qui aurait pu tenir à ma présence. Plusieurs heures après, le général revint à mon bureau à Matignon et exprima toute sa satisfaction d’avoir été pleinement informé.

J’ai donc appelé directement le chef du GIC, alors en province, pour lui demander de rejoindre Paris au plus vite et de se présenter au chef de l’état-major particulier de la présidence de la République sans passer ni par son service ni par mes bureaux afin de répondre à toutes les questions que l’on serait amené à lui poser. Cette rencontre avec le chef de service lui-même permit au général de compléter son information sur l’ensemble du dispositif. Le lendemain, le général Vanbremeersch me remercia et m’indiqua qu’il allait rendre compte au président de la République du fait que toutes les réponses avaient été apportées aux questions posées et que rien ne lui était apparu anormal.

Il était parfaitement légitime que Valéry Giscard d’Estaing décide de faire procéder à une inspection détaillée du GIC. Mais certains pensèrent que le président de la République souhaitait vérifier s’il n’avait pas lui-même été écouté. Rumeur ou vérité ? En tout cas, rien n’est venu confirmer cette hypothèse. Pourtant, la paranoïa des écoutes est une réalité qui n’a pas disparu et ne s’est pas atténuée avec le temps. Voilà un thème à la mode, un thème récurrent, certains pensent avec plus ou moins de force qu’il faut être écouté pour être quelqu’un… Si nul ne songe à vous écouter, c’est que vous ne comptez pas vraiment dans notre République !

Bref, Raymond Barre me reçut le lendemain pour m’exprimer sa satisfaction de constater que les choses s’étaient passées comme elles devaient se passer : dans la plus grande transparence et le plus grand respect des règles. J’allais donc rester à son cabinet. Daniel Doustin, puis Philippe Mestre, nouveaux et successifs directeurs de cabinet du Premier ministre, m’accordèrent leur confiance, assortie de fortes recommandations de vigilance.

 

Un jour, je vis passer un papier : la surveillance d’un numéro avait été demandée dans les conditions les plus régulières avec un rapport très complet qui montrait l’intérêt de surveiller cet abonné en raison de forts soupçons de trafics. A priori, la note qui accompagnait la requête ne pouvait laisser place à la moindre suspicion. Mais l’examen de la « production » par le « groupe de contrôle du Premier ministre » installé au GIC avait fait apparaître un nom qui semblait n’avoir, à première vue, aucun rapport avec la surveillance demandée régulièrement. Tout cela pouvait éventuellement constituer une sorte de maquillage de la part du service demandeur qui, ainsi, s’aventurait sur un terrain interdit. Je ne voyais pas très bien ce qui justifiait le relevé des propos de cet homme dont le patronyme pesait lourd, même s’il n’était pas surveillé directement, même s’il apparaissait en périphérie des branchements. Quoi qu’il en soit, dès l’instant où ce nom apparaissait, je devais le signaler. J’ai appelé Doustin pour lui dire que je souhaitais le voir très vite.

— Mais qu’est-ce qu’il se passe, fils ? me demanda-t-il avec son accent chantant du Sud-Ouest.

— J’ai pris l’initiative de vous déranger parce qu’un nom est apparu en périphérie d’une surveillance…

Et je brandis les transcriptions des écoutes téléphoniques…

— Qui a demandé cela ?

— Un service habilité. Il a justifié la demande, il a fait une synthèse de laquelle il ressortait que tout ceci était parfaitement justifié.

— Et alors, qu’avez-vous fait ?

— Dans la seconde qui a suivi la lecture de la note, j’ai fait suspendre cette écoute, en attendant des informations complémentaires.

— Vous avez très bien fait, fils.

Il a décroché son téléphone et a appelé le directeur du service concerné.

— Allô ami, c’est Doustin. Dites donc, je viens de voir quelque chose qui ne me plaît pas du tout… J’ai prononcé la suspension immédiate sur votre affaire, je ne veux plus revoir cela, à moins que cela ne soit pleinement justifié !

Au bout du fil, le directeur « incriminé » était sans voix. Par la suite, nous avons connu une paix royale et il n’y a jamais eu d’irrégularité (tout au moins à notre connaissance). A priori, rien ne pouvait laisser supposer une manipulation du service demandeur, couvert par une demande parfaite dans sa forme, mais il fallait envoyer un signal fort : chacun comprit que les demandes étaient étroitement surveillées.

 

Il faudra sans doute encore du temps pour que la France parvienne à régler le problème des écoutes judiciaires. Il est pour le moment aménagé sur le papier et des progrès ont été accomplis.

Selon le ministère de la Justice, la France est pourtant l’un des pays européens qui pratique le moins d’interceptions judiciaires : quinze fois moins que l’Italie, douze fois moins que les Pays-Bas, trois fois moins que l’Allemagne. Cependant, en 2005, les dépenses d’interception se sont élevées à 92 millions d’euros, ce qui représente un pourcentage important des frais de justice, pour vingt mille écoutes téléphoniques judiciaires par an. Encore le téléphone ne pèse-t-il que 30 % des écoutes judiciaires. Le reste est constitué par la communication de données de connexion liées à Internet. En revanche, l’augmentation des interceptions judiciaires est plus significative : elles seraient passées de moins de 6 000 en 2001 à 27 000 six ans plus tard !

Une plate-forme nationale d’interceptions judiciaires a été instituée en 2007. Cette structure est l’équivalent judiciaire du Groupement interministériel de contrôle, elle est appelée à centraliser l’ensemble des demandes, émanant dans la plupart des cas des juges d’instruction. Beaucoup de points restent à préciser sur le fonctionnement de cette plate-forme : qui assurera la direction de la nouvelle structure ? Qui fera le lien entre les juges d’instruction, lesquelles donneraient leur feu vert à ces écoutes, et les services d’enquête, qui les réclameraient ? Il faudra également développer la recherche des officines que l’on pourrait qualifier de « barbouzardes », qui agiraient, dit-on, au mépris des règles de droit.

 

Les écoutes recueillent les renseignements, mais encore faut-il coordonner le renseignement pour une lutte efficace contre toutes les forces qui pourraient menacer l’ordre public et la République. À toutes les époques, cette coordination a été une préoccupation des gouvernements.

En France, cette nécessaire coordination avait débouché sur la création du Comité interministériel de renseignement, le CIR, par l’ordonnance du 7 janvier 1959 : « Le comité comprend, sous la présidence du Premier ministre, les ministres chargés de la Défense, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de l’Économie, des Finances et du Budget, de l’Industrie, de la Recherche, des Télécommunications, de l’Espace, des Départements et Territoires d’outre-mer et, en tant que de besoin, les autres membres du gouvernement. Il comprend également le secrétaire général du gouvernement et le secrétaire général de la Défense nationale. Le haut responsable chargé de l’intelligence économique peut être invité à y assister. » Il revint donc à ce comité de coordonner et d’animer les activités entre les chefs des différents services de renseignement (DGSE, DCRI, DST), les ministres, le chef de l’état-major du Président, le secrétaire général du gouvernement et le secrétaire général de la Défense nationale.

En 1976, lorsque Daniel Doustin prit la direction du cabinet de Raymond Barre, il essaya sans trop bouleverser les structures d’accélérer les processus. Doustin, spécialiste reconnu en matière de renseignement, avait été notamment directeur de la surveillance du territoire chargé de la coordination de la lutte anti-OAS, l’Organisation de l’armée secrète qui s’opposait avec violence au retrait de la France d’Algérie.

Cet homme volontaire n’aimait pas les grandes réunions qui se tenaient en salle du Conseil de Matignon. Il avait le sentiment de se trouver embarqué sur un imposant paquebot d’où jamais ne se dégageait une constatation opérationnelle ou une proposition concrète. Il accepta aisément l’idée que je lui soumis avec quelques autres : créer une instance plus légère que le fameux CIR. Le Premier ministre, sur proposition de son directeur de cabinet, décida alors de créer la Commission interministérielle de renseignement qui allait fonctionner selon des règles originales. Elle réunissait une fois par mois les directeurs de cabinet des ministres des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur, le préfet de police, le directeur général du SDECE, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, le chef de l’état-major particulier du président de la République ainsi que le chef du cabinet militaire du Premier ministre. J’assurais le secrétariat de cette instance et j’y participais en qualité de chargé de mission pour les questions de renseignement et de sécurité. Mon rôle consistait à assurer le compte rendu des réunions et le suivi des décisions.

Les travaux se déroulaient en deux temps. Cette division de l’activité prenait bien en compte la nécessité de rebondir à partir d’une séance de travail lourde. Celle-ci commençait en général vers 9 h 30, se tenait dans une des salles de réunion du rez-de-chaussée de l’hôtel de Matignon et prenait fin environ deux heures plus tard. Les membres du CIR se transportaient alors au Pavillon de musique. À cet endroit avait été préparé un déjeuner de travail. Le timing était rigoureux et les interventions limitées dans le temps. Toute absence à l’une ou à l’autre des parties de la réunion de coordination du renseignement et de l’action était exclue. À titre d’indication, si l’un des participants ne pouvait être présent, pour raison impérative, son adjoint ne pouvait en aucun cas le remplacer.

Dans la première partie de la réunion, je prenais des notes rapides et concises puis, au moment où était servi le déjeuner, je faisais un compte rendu verbal de ce qui avait été dit et soulignais, en particulier, les points litigieux qui appelaient un arbitrage du Premier ministre ou du président de la République.

— Espérons que Massoni pourra déjeuner, soupiraient en souriant les participants.

Jacques Chirac, redevenu Premier ministre en 1986, apprécia cette formule de compte rendu rapide, ce principe d’appel immédiat à la décision. À partir de notre Comité interministériel de renseignement se développera dans son esprit l’idée d’une coordination permanente qui mettrait à la disposition des plus hautes autorités de l’État les renseignements récents et les différentes hypothèses d’action. Principe qu’il mettra en application plus tard, lorsqu’il deviendra président de la République.

 

À l’automne 1980, je souhaitais rejoindre mon administration d’origine, estimant que quatre années passées dans les ors de la République étaient une expérience irremplaçable mais qui devait être complétée par un commandement de terrain. Je demandai au directeur de cabinet, Philippe Mestre, de recueillir l’avis du Premier ministre sur cette requête. Raymond Barre me reçut :

— Je regrette que vous quittiez mon cabinet mais je comprends les raisons. Il ne faut pas rester trop longtemps dans les cabinets ministériels, on risque de « perdre le contact ». Le président de la République, avec qui j’en ai parlé, envisage de vous nommer, lorsqu’il aura été réélu, directeur de la surveillance du territoire ou directeur central des Renseignements généraux. En attendant, vous allez être nommé directeur des services techniques de la préfecture de police.

Je remerciai vivement le Premier ministre pour la décision qu’il m’annonçait et les perspectives qu’elle traçait pour l’avenir de ma carrière. Et je fus heureux de retrouver le contact avec les forces de police de la préfecture et, en particulier, les 1 500 fonctionnaires qui formaient la direction des services techniques, à qui l’on donnera plus tard le nom de direction de la logistique.

Je fus particulièrement attentif aux policiers chevronnés, compagnons et maîtres dans leur activité professionnelle, de la motorisation à la télécommunication, et leur manifestai toute la considération qu’ils méritaient. Ils s’en souviennent parfois encore, lorsque je les rencontre par hasard, et me disent combien ils ont apprécié que je leur remette officiellement au cours d’une cérémonie « la médaille des vingt ans », vingt ans d’activité dans la police. Jusqu’alors, ils recevaient le plus souvent cette récompense dans une enveloppe avec un diplôme plié en quatre.

 

En 1981, on le sait, Valéry Giscard d’Estaing ne fut pas réélu. Les délégués syndicaux de mon service, craignant que je ne sois emporté dans une tourmente de mutations, firent savoir qu’ils souhaitaient mon maintien à ce poste. Ils avaient tenu à venir me le dire : la direction tournait bien et ils ne voyaient aucune justification à mon remplacement. Sans doute ont-ils dû transmettre le message à qui de droit : je suis resté au même poste jusqu’en 1986.

Beaucoup de mes collègues pensèrent que j’avais anticipé sur les événements et que j’avais quitté à temps le cabinet ministériel. Alexandre de Marenches, patron du SDECE, me voyant plongé dans les problèmes techniques quotidiens de la PP, des véhicules à dépanner et du matériel à entretenir, me dit en souriant :

— C’est bien, vous êtes en train de devenir le spécialiste national de la boîte de vitesse.

Le comte Alexandre de Marenches, qui n’aimait pas trop qu’on l’appelât ainsi, était un homme pour lequel j’avais un profond respect et beaucoup de reconnaissance. Il a toujours été avec moi d’une grande prévenance et ne m’a rien dissimulé de ce qui était nécessaire pour assurer ma mission. Je lui ai été utile, je crois, en lui préparant les rencontres qu’il a eues en tête-à-tête avec les Premiers ministres, Jacques Chirac puis Raymond Barre. Les choses étaient huilées par les contacts que j’avais avec son cabinet.

Marenches avait un étrange auteur de référence : Sun Tzu, général chinois du VIe siècle avant J-C., auteur de L’Art de la guerre, qu’il citait régulièrement. Il estimait que le Chinois avait défini sur le plan de la tactique mais surtout sur celui de la stratégie, un certain nombre de positions, de thèmes, d’orientations, d’actes qui restaient comme autant de leçons. Il m’offrait des livres de géopolitique en ponctuant son geste de cet avertissement :

— Mon petit, je vous offre ce livre, quand vous l’aurez lu, on en reparlera.